
Entretien avec Conspiracy Watch
Créé en 2007, Conspiracy Watch avait pour but initial de lutter contre le conspirationnisme. Aujourd’hui, Conspiracy Watch est devenu un service de presse en ligne entièrement consacré à l’information sur le phénomène conspirationniste, le négationnisme et leurs manifestations actuelles.
Entretien avec Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch et auteur de L’Opium des Imbéciles.
Dans quelle mesure une crise comme celle que nous traversons en ce moment est-elle propice à la diffusion de fausses informations et de théories complotistes ?
L'incertitude dans laquelle nous sommes plongés actuellement favorise le complotisme. Il semble que l'un des ressorts de la théorie du complot est le besoin de maîtriser ce qui n'est pas maîtrisable. Or, les théories du complot sont, fondamentalement, des discours d'accusation. A travers la désignation de coupables de la situation, on a ainsi l'illusion que les choses sont sous contrôle. En un certain sens, « mettre un pilote dans l'avion » est plus rassurant que de penser qu'il n'y a pas de pilote du tout ni même de cockpit. Et cela même si l'on n'est pas d'accord avec la destination.
Mais la situation actuelle est aussi caractérisée, du fait du confinement, par un usage plus fréquent d’Internet et des réseaux sociaux, et cela dans un contexte que l'OMS a proposé de qualifier d'« infodémie ». Ce foisonnement torrentiel d'informations s'accompagne aussi d'une avalanche de fausses nouvelles et de théories du complot. Le public y est, particulièrement en ce moment, plus exposé. Et la raison pour laquelle il y est particulièrement disponible ne peut être comprise si l'on fait abstraction du travail idéologique mené depuis maintenant une vingtaine d'années par une mouvance complotiste particulièrement prolifique sur Internet. Ce à quoi nous assistons est le résultat de ce travail de fond : une fraction entière de l'opinion publique a comme été mithridatisée* par cet imaginaire conspirationniste.
Théorie du complot, conspirationnisme, désinformation… Comment les reconnaître et les différencier ?
Une théorie du complot, c'est une explication alternative, concurrente de la version communément acceptée des faits, qui vient dénoncer sans preuve un complot dont la réalité est, de surcroît, peu plausible.
Le conspirationnisme, c'est le type très particulier de discours auquel s'adosse une théorie du complot : un discours tenant de la pensée magique, à la fois hypercritique sur tous les éléments qui contrarient la théorie du complot et hypercrédule sur tout ce qui la conforte ; un discours fait du mélange du vrai et de l'invérifiable, voire du vrai et du faux ; un discours qui croit pouvoir accuser des personnes au seul motif qu'une certaine situation leur profiterait – réellement ou supposément – ; un discours qui prétend révéler une vérité cachée en affirmant que certaines choses sont liées de manière invisibles, que les coïncidences qu'on peut repérer ne sont pas dues au hasard ; un discours qui prétend renverser la charge de la preuve et qui va parfois jusqu'à considérer ouvertement que l'impossibilité de prouver le complot dénoncé en est en fait la meilleure preuve.
Et puis, il y a la désinformation, qui n'a pas nécessairement toujours une dimension conspirationniste. La désinformation relève davantage du répertoire de la guerre psychologique. Il s'agit de contrefaire des documents, de dénaturer des citations, de médiatiser des pseudo-experts, de fabriquer de faux documents, de retoucher des images, photos ou vidéos, d'avoir, en somme, recours à tout un éventail de mesures visant à tromper sciemment, à induire en erreur, à semer la discorde dans les rangs de l'ennemi qu'on entend cibler. Il s'agit là de techniques très utilisées par les régimes autoritaires et, notamment, par l'Union soviétique pendant la guerre froide.
Comment peut-on lutter concrètement contre cette désinformation et aider nos enfants et nos jeunes à décrypter le vrai du faux?
Je crois que cela passe par une certaine humilité : il faut non seulement admettre, même si c'est frustrant, que l'on ne peut pas tout savoir immédiatement, que les enquêtes prennent du temps, qu'elles mobilisent des moyens matériels et intellectuels non négligeables, mais aussi que nous ne pouvons pas nous improviser du jour au lendemain virologue, journaliste, historien, climatologue ou géopoliticien. Cela passe aussi par la restauration d'une certaine confiance à l'égard de la parole scientifique, du travail des médias professionnels, de la parole officielle - même si elle a mauvaise presse. Surtout lorsqu'on a la chance de vivre dans un pays où les libertés fondamentales sont respectées et où la presse est libre.
*rendre insensible quelqu’un ou quelque chose