
3 questions à Souâd Belhaddad
Depuis presque dix ans, Citoyenneté Possible produit et met en œuvre sur le terrain des pédagogies inédites et réellement efficaces qui engagent les jeunes à prendre conscience de leurs préjugés, à les transformer et faire évoluer leurs comportements dans un esprit citoyen.
Que disent de notre époque les manifestations d'envergure de ces dernières semaines, que ce soit aux Etats-Unis, en France ou ailleurs dans le monde, qui mobilisent à la fois contre le racisme mais aussi les violences policières ?
... que la question du racisme reste plus que prégnante dans nos sociétés, ici ou là bas et qu'elle est souvent, entre autre, liée aux violences policières. Cependant, il y a des spécificités selon les pays et cultures, l'histoire du racisme aux Etats-Unis n'est pas celle de la France. Mais si la mort d'un Georges Floyd a produit un tel écho, partout, c'est indéniablement pour une même raison : selon sa couleur de peau, et quelque soit son origine sociale, ici ou ailleurs, être Noir.e et, en France, être Arabe vous expose, par rapport à une personne de peau blanche, à plus de discriminations, et d'éventuelles violences, souvent impunies, face à un policier. D'expérience, je sais qu'il est très difficile de convaincre certaines personnes, essentiellement quand elles habitent en centre ville, comme Paris, qu'un jeune qui se met à presser le pas ou à courir à la vue d'un policier n'est pas nécessairement délinquant : il a peur, parce qu'il sait, pour l'avoir vécu ou pour avoir entendu des dizaines de témoignages de son entourage, de son quartier ou son département, qu'un contrôle, souvent au faciès, peut déraper, qu'une bavure policière peut se terminer tragiquement, et que la justice souvent exemptera les auteurs. Je connais tant de mères de famille dans les quartiers, profondément respectueuses de nos institutions républicaines, élevant leurs enfants en ce sens, et avec dignité, courage, force mais les avertir quand même, à cause de cette réalité présente : « Quand tu vois un policier et s'il t’arrête, quoi qu'il te dise, ne réponds pas, ne le regarde pas... » L'une d'entre elles m'a dit, un jour : « Je ne suis pas fière de lui dire que, même si c'est injuste, il faut qu'il se taise... mais je veux le garder vivant ». Cette réalité d'une part de racisme, d'autre part, de violences policières devrait être une question nationale, donc commune.
Les études montrent que les actes racistes, antisémites, anti-musulmans, anti-chrétiens, homophobes ont considérablement augmenté ces dernières années et pourtant on a le sentiment que les pouvoirs publics peinent à prendre la pleine mesure de cette réalité. Comment chacun, à son modeste niveau, peut-il lutter contre ces fléaux ?
Est-ce que le Défenseur des Droits ne relève pas des pouvoirs publics ?... Si, et pourtant, ces dernières années, son représentant Jacques Toubon (ndlr qui vient de quitter ce poste) concernant le racisme, n'a cessé d'alerter sur les discriminations à l'emploi, au logement, les contrôles au faciès... Tout est documenté, on n'est pas dans le champ de l'idéologie : Jacques Toubon n'est pas l'incarnation de la révolte en soi, que l’on sache, mais son expérience de terrain l’a conforté dans l’existence du racisme qu’il ne nie plus du tout, comme d’autres persistent à le faire. Son travail a élargi son point de vue et cette 'évolution d est intéressante car cela prouve bien que si on veut voir et faire bouger les lignes, alors, on écoute encore plus, on travaille, on bataille, comme il l'a fait, et tout cela au nom de l'intérêt général.
Plus largement, je pense qu'il y a une distinction entre les divers champs de discriminations : la question de l'homophobie, longtemps minorée, a été assez bien prise en compte par les pouvoirs publics, et celle de l'antisémitisme aussi. D'une certaine façon, celle du sexisme commence aussi à prendre beaucoup d’importance, heureusement. Mais c'est souvent sous forme d'actions, locales ou autres, sans une vision nécessairement globale et surtout systémique. Nous, à Citoyenneté Possible, nous croyons principalement à la systémie ! Sensibiliser des gamins ou jeunes, par exemple, à la question du genre mais ne pas faire le même travail auprès de leurs encadrants ou proches qui, eux-mêmes, véhiculent aussi des préjugés... cela ne sert pas beaucoup à long terme. Les pouvoirs publics dégagent certains moyens, pas une réelle réflexion ni vision. Par ailleurs, notre pays ayant une haute idée de son Histoire en gomme facilement les pages Noires. Il y a une forme de déni autour des racismes et de l'antisémitisme, qui existent bel et bien, au lieu de les nommer et d'avancer à partir de cette réalité pour mieux la transformer. Ce serait pourtant, sans nécessairement se déchirer…
Quant à agir, et bien... cela s'apprend ! Une fois de plus, c'est le principe de Citoyenneté Possible, nous ne voulons pas être dans l'idéologie : faire pour faire, réagir pour réagir parce que ce serait « bien » contre ce qui est « mal ». En revanche, apprendre à identifier pourquoi on ne réagit pas, quelle est notre peur, notre fonctionnement, face à un propos ou une attitude intolérante puis, apprendre à se (ré)approprier ses propres ressources, son propre pouvoir d'agir, en ne se mettant pas en danger, oui, cela fait faiblement avancer les choses. Il faut admettre - et je sais qu'on déçoit quand on dit cela - que le travail de déconstruction du préjugé est un travail de dentelle, qui s'effectue dans le temps, et demande de revenir auprès d'un même groupe, de le revoir plusieurs fois pour bien évaluer comment il a intégré ses nouvelles capacités, etc...
Comment voyez-vous l'avenir ? S'il y avait une action d'envergure à mener en France, quelle pourrait-elle être ?
La seule démarche d'envergure, à mon sens, implique deux principes. Un : penser global et collectivement. Il y a tant et tant d'actions, dont certaines sont absolument similaires : pourquoi ne pas se concerter, faire ensemble, rompre le sentiment de concurrence pour en faire un vrai échange de pratiques ?
Deux : travailler sur soi avant d'investir le collectif. Je ne crois plus du tout - mais du tout ! - aux initiatives associatives, collectives, etc si elles n'ont pas d'abord interrogé l'individu. Avant de sensibiliser à la reconstruction des préjugés, il faut vraiment avoir une idée des nôtres, comprendre comment ils se sont construits... et la difficulté de s'en affranchir. Une fois ce travail entamé, le changement est vraiment possible ! Partir de soi pour mieux servir le collectif, c'est incontournable. Sinon, on est dans le « y'a qu'à...ou Il faut absolument que… » en donnant leçons et injonctions ou en culpabilisant les gens. Non, ce qu'il faut, c'est être conscient qu'on ne sait pas tout le temps et que donc, il faut ensemble chercher, sans cesse, expérimenter. Pour se remettre debout ensemble.